"L'Amérique court le risque d'une dérive protectionniste"
LEMONDE.FR | 05.11.08 | 14h33  •  Mis à jour le 05.11.08 | 17h16

Barack Obama mettra t-il en place un "New Deal" pour surmonter la crise économique et financière mondiale ?

Augustin Landier : L'analogie que vous faites entre Obama et Roosevelt, on la retrouve très souvent. C'est clair qu'Obama a été élu sur un mandat de reconstruction. Il doit répondre à une double demande : une demande de sécurité économique très forte de la part des citoyens américains. L'Etat va devoir renforcer son rôle d'assureur, ce qui touche à la fois les politiques de santé, les politiques de l'emploi.

Deuxième chose : renforcer son rôle de régulateur. Il y a tout un package de régulations nouvelles auxquelles il faut s'attendre. Et dans la situation économique actuelle, une politique fiscale très agressive est prévisible.
En ce sens-là, il s'agit bien de quelque chose qui ressemble à un "New Deal" : la combinaison d'un stimulus fiscal très fort et d'un ensemble de régulations nouvelles et un rôle de l'Etat plus grand pour assurer les individus contre les chocs auxquels ils sont exposés.

Eon : Obama est-il arrivé à la Maison Blanche grâce à la crise ?

Augustin Landier : En très grande partie. C'est vrai que si l'on regarde la trajectoire de sa popularité, à travers les sondages ou sur les marchés de paris en ligne où l'on peut suivre les probabilités d'élection des candidats de manière plus précise que les sondages, dans les deux cas on a vu un point d'inflexion très net au moment où l'administration Bush a totalement perdu le contrôle de la crise.

Par ailleurs, beaucoup d'études économiques historiques montrent que les électeurs votent en fonction de l'économie d'une manière que les économistes jugent irrationnelle, au sens où ils font payer ou au contraire créditent les candidats pour des résultats économiques qui sont largement extérieurs à leur pouvoir d'action.

En tout cas, il est clair qu'Obama doit une grande partie de sa victoire à la déroute économique qui marque la fin du mandat de Bush.

Nyna : Ne pensez-vous pas qu'Obama est déjà dans une position déjà assez désavantageuse au terme de cette élection ? La crise économique, la récession américaine qui s'annonce et dont les premiers effets sont apparus ne risquent-ils pas de rendre la tâche d'Obama encore plus ardue qu'auparavant ? De ce fait, ne risque-t-il pas de décevoir dès le début de son mandat par certaines de ses mesures, qui pourtant semblent nécessaires vu la situation américaine actuelle ?

Augustin Landier : Il me semble que pour un président, les conditions dans lesquelles Obama est élu sont une chance historique. D'une part parce que les électeurs votent sur la situation économique, et que même si les premières années vont être difficiles, il est mécanique que l'Amérique sera dans trois ans dans une situation plus confortable que celle d'aujourd'hui, et qu'Obama pourra en tirer une certaine popularité.

Cela dit, la tâche est évidemment énorme, et elle donne une chance à Obama de vraiment assurer une présidence historique. Si l'on regarde les institutions financières d'aujourd'hui, on s'aperçoit que leur cadre réglementaire reste très marqué par la présidence de Roosevelt, c'est-à-dire la réponse au choc de la crise de 1929. La crise offre donc à Obama l'opportunité d'une présidence qui marque vraiment l'Histoire.

Enzo : Comment la finance new-yorkaise accueille-t-elle l'élection de Barack Obama ?

Augustin Landier : Il y a de tout dans la finance new-yorkaise, des gens des deux bords. Du côté des sceptiques, il y a ceux qui sont hostiles à une idée d'une hausse de la fiscalité, ceux qui ont peur d'une régulation plus forte des hedge funds (fonds spéculatifs) qui, au fond, bloquerait l'entrepreneuriat dans la finance. Et il y a aussi ceux qui ont peur que le Congrès, devenu très largement démocrate, soit conduit à des mesures protectionnistes qui seraient dangereuses pour l'économie.

Mais cela dit, j'ai rencontré peu de gens qui avaient une sorte de sympathie naturelle pour McCain et les républicains. C'est plus la peur d'un virage vers le protectionnisme et le rejet de la fiscalité qui font qu'une partie de Wall Street vote républicain. Mais probablement pas une majorité.

Valentin : Le nouveau président des Etats-Unis doit-il instaurer un nouveau système de réglementation des marchés pour éviter de nouveaux déboires, et comment peut-il y parvenir ?

Augustin Landier : La réponse est oui, il va falloir changer les régulations. Il y a clairement des dysfonctionnements. C'est une question très délicate et technique par nature. Sur le "comment", je pense qu'il faut à tout prix éviter le populisme et les simplifications. Il faut s'entourer d'experts et accepter la complexité technique du sujet. Le changement des régulations va porter sur des choses aussi diverses que les informations que les banques doivent donner aux banques centrales, les ratios prudentiels qui leur sont appliqués, le management du risque au sein des banques et des limites sur la possibilité de contrats de gré à gré entre les institutions financières.

Comme vous le voyez, il s'agit de mesures où le sens du détail va être absolument crucial.

Kilon : Le déficit courant des Etats-Unis est colossal. Ce déséquilibre explique en grande partie la crise actuelle, mais aussi les difficultés rencontrées aujourd'hui par les pays émergents. Dans une telle situation, Obama est contraint d'augmenter les impôts et de renégocier avec les pays sur-producteurs comme la Chine les termes du commerce international. Pensez-vous qu'Obama soit prêt pour cela ?

Augustin Landier : C'est une question sur laquelle beaucoup d'économistes sont inquiets. Il y a un léger risque de dérive protectionniste qui tient au fait que les démocrates tiennent massiement le Congrès. Donc la question est de savoir si Obama saura contrôler l'aile gauche du Parti démocrate en dépit du fait qu'il est au fond quelqu'un qui n'a pas d'expérience de parti.

En terme de croyances d'Obama, toutes les informations que j'ai, par exemple de mes anciens collègues à l'université de Chicago, où Obama était professeur, confirment qu'Obama lui-même est très conscient du risque du protectionnisme et de l'importance d'un commerce international relativement libre. Mon pari, c'est qu'on ne verra pas de mesures contraires à l'esprit du commerce international.

Aurelien : Peut-on s'attendre à une politique économique interventionniste ? Sur quelles bases économiques a été élu M. Obama ?

Augustin Landier : Trois types d'intervention : une fiscalité plus agressive vis-à-vis des hauts revenus ; une refonte du système de l'assurance-maladie ; et une régulation du système financier plus forte. Si on y réfléchit, ces trois points ont une chose en commun : ils ont tous à voir avec le rôle d'assureur de l'Etat et sa capacité à aider les individus à absorber les risques auxquels ils font face. Et c'est cela, au fond, le mandat d'Obama. Bush avait été élu sur la sécurité face au monde extérieur, et Obama a été élu sur la sécurité face aux chocs de nos vies quotidiennes en tant que travailleurs, en tant que patients du système médical, en tant qu'emprunteurs sur le marché du crédit. Ce sont à ces aspects très quotidiens de la vie des gens qu'Obama doit s'attacher en priorité.

Flac : Où Obama va-t-il trouver les ressources nécessaires à son programme : santé publique pour tous, grands travaux, baisse de l'impôt pour 95 % des salariés ?

Augustin Landier : Je pense que l'Amérique va rester endettée pour un bout de temps. C'est un des aspects de votre question. Je pense que le cœur des ressources de l'administration Obama va être de trouver des équipes qui sauront vraiment prolonger l'esprit fédérateur de la campagne.

On sent parmi les experts qui ont rejoint l'administration Obama que l'espoir d'un travail vraiment bipartisan sur les sujets que vous mentionnez est possible. Les frontières parmi les experts dits démocrates ou dits républicains se sont vraiment estompées. Et je pense qu'Obama réussira une approche non idéologique des sujets que vous mentionnez.

Keynes : La crise économique, au contraire, ne permet-elle pas à Barack Obama d'être plus fort en lui permettant d'imposer plus facilement des décisions économiques novatrices ?

Augustin Landier : Je pense que oui, la crise a cet effet paradoxal à la fois de rendre légitimes des décisions drastiques, car le statu quo n'est pas une option, et de rassembler autour de ces décisions une majorité bipartisane qui est consciente de l'urgence des réformes.

Valentin : Comment la refonte du système de l'assurance-maladie peut-elle être possible dans le contexte actuel ?

Augustin Landier : Il y a deux questions : la première est celle de son financement, et la seule réponse est que la fiscalité va peser pour financer ces réformes. Pour le reste, je pense qu'il s'agit d'un secteur économique en plein développement. En un certain sens, il y a un côté "New Deal" dans le développement du secteur de la santé. Il n'y a pas d'incohérence de timing à mon sens.

Garavan : Quelle sera sa marge de manœuvre face aux puissants du pétrole et de l'armement ?

Augustin Landier : Je pense qu'elle est très grande. Obama a été largement indépendant des financements des entreprises que vous mentionnez, contrairement à l'administration Bush. Et il y a une sorte d'indignation populaire très forte vis-à-vis des profits de l'industrie pétrolière, donc je pense que les lobbies pétroliers sont effectivement très diminués dans leur capacité de négocier avec l'administration actuelle.

Joe : On dit qu'il a les meilleurs conseillers économiques possibles, certains ayant une expérience dans l'administration Clinton. Mais c'était l'époque de la dérégulation. Or, aujourd'hui, il faut intervenir sur les marchés pour éviter les crises. Faut-il faire du neuf avec du vieux ? C'est ça le changement ?

Augustin Landier : Vous faites probablement référence à Larry Summers, que beaucoup prédisent comme la tête du Trésor américain la plus probable. Il s'agit de quelqu'un qui est très conscient de l'arbitrage entre la nécessité de réguler pour créer un espace où les entrepreneurs peuvent interagir et celle de laisser les libertés individuelles s'exprimer. Il est emblématique d'une génération d'économistes non idéologues qui n'opposent plus le marché à l'Etat, mais sont conscients qu'il n'y a pas de marché sans un cadre régulatoire très précisément ajusté, et parfois réajusté.

Phil : Est-on reparti pour une décennie "à la Clinton", avec un dollar élevé et une Amérique innovante ?

Augustin Landier : Sur l'innovation, je pense que la réponse est oui et que l'élection d'Obama est en elle-même une innovation majeure et le témoignage très fort d'une aspiration à complètement réinventer les choses. Les secteurs qui vont être les plus révolutionnés dans le court terme sont la finance, qui va devoir se réinventer très vite, et probablement les industries vertes, qui vont bénéficier d'une administration beaucoup plus sensible au thème de l'environnement.
Quant au dollar, les déséquilibres macroéconomiques sont très différents de ceux de l'ère Clinton, et donc sur ce point, je pense que la dynamique du dollar sera relativement indépendante de l'économie intérieure américaine.

Joe : Es-ce que cela veut dire que les Etats-Unis vont signer le protocole de Kyoto ? Et renoncer au "drill babe drill" (creuser, creuser, on réfléchira plus tard) ?

Augustin Landier : Je pense que les Etats-Unis vont effectivement s'engager et chercher non seulement à rejoindre le concert des nations sur ce thème, mais surtout jouer un rôle de leader pour les prochaines étapes et le fonctionnement de la régulation de l'environnement. Pour prendre un exemple, la finance new-yorkaise, depuis que l'élection d'Obama est probable, porte un intérêt très élevé au marché carbone, donc cela confirme qu'il s'agira d'un des grands thèmes de cette administration.

Paradoxalement, la crise actuelle, avec le ralentissement de la croissance chinoise, va rendre le problème du réchauffement climatique moins urgent du fait d'une diminution de l'augmentation des émissions. C'est un des effets paradoxaux du ralentissement économique.

 


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